Interview d'une sociologue de l'habitat

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Interview d'une sociologue de l'habitat

Interview d'une sociologue de l'habitat

Bruno Comtesse

Entretien avec la sociologue de l'habitat Monique Eleb à l'occasion de la sortie de son livre "Les 101 Mots de l'habitat". Après avoir étudié nos logements et nos façons de vivre, elle nous livre ses conclusions.

Professeur honoraire. Membre du Laboratoire architecture, culture et société de l'École nationale supérieure d'architecture Paris-Malaquais. Chercheur... Monique Eleb est tout cela à la fois, mais se présente plus simplement comme une "sociologue spécialisée dans l'habitat". Nos maisons et appartements font en effet l'objet de recherches et d'études visant à mieux comprendre nos comportements et nos modes de vie. C'est une autre façon de prendre le pouls d'une société en pleine mutation entre familles recomposées, présence du Net dans les foyers et phénomène du "bien vivre ensemble, mais séparément" en plein essor. 

Qu'est-ce qui vous a donné envie de vous intéresser à une thématique comme l'habitat ? 

Monique Eleb : Je suis née à Casablanca, une ville merveilleuse pour l'architecture domestique. Mes camarades de classe m'invitaient beaucoup et partout. C'est là que j'ai commencé à m'intéresser aux maisons, aux modes de vie différents d'un lieu à un autre. Casablanca m'a formé l'oeil. 

Comment avez-vous fait le lien avec la sociologie ? 

Monique Eleb : Au départ, je voulais être psychanalyste, mais les amis de ma soeur, architectes, me posaient régulièrement des questions sur la perception de l'espace. De fil en aiguille, on m'a proposé de remplacer, durant un été, une personne chargée de préparer une bibliographie sur les liens entre sciences humaines et architecture. J'ai ainsi intégré l'Institut de l'environnement, où l'on m'a embauchée dans la foulée. 

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Imaginée par Rudolf Schindler dans les années 1920, la Schindler House, à Los Angeles, inspire Monique Eleb. Elle aime son patio qui ouvre chaque pièce vers l'extérieur

Imaginée par Rudolf Schindler dans les années 1920, la Schindler House, à Los Angeles, inspire Monique Eleb. Elle aime son patio qui ouvre chaque pièce vers l'extérieur

Gerald Zugmann/Mak

Vous vous êtes également intéressée aux liens entre histoire et architecture. Quels sont, selon vous, les temps forts de l'histoire de l'habitat ? 

Monique Eleb : Faire des parallèles entre l'histoire et l'architecture, c'est raconter une autre histoire de France. On voit évoluer le corps dans les lieux, les rapports parents/enfants ou encore les gestuelles... L'une des grandes ruptures dans l'histoire de l'architecture domestique a été, selon moi, la naissance de l'habitat ouvrier, où l'on commence à parler de normes. Ensuite le Mouvement moderne a voulu rationaliser l'habitat en vue d'une internationalisation de celui-ci. Or il existe une culture de "l'habiter". Même dans un bidonville, il y a des repères et des rituels qui font qu'un habitat nous construit. Et puis, si je devais évoquer un autre temps fort de l'histoire de l'habitat, ce serait les années 1950, où l'on tient compte, surtout, des modes constructifs et des coûts. Par conséquent, les habitants s'approprient autrement les lieux. Cela a fait l'objet de ma thèse, que j'ai consacrée à une tour de 17 étages dans un grand ensemble. 

Peut-on vraiment s'accommoder d'habitats formatés ? 

Monique Eleb : Les habitants d'un logement le font évoluer. J'ai mené de nombreuses enquêtes qui l'ont montré. À titre d'exemple, dans un immeuble que j'ai étudié récemment, promoteurs et architectes avaient d'emblée installé une cuisine ouverte dans chaque appartement. Or, quelque temps après la livraison de l'immeuble, on a observé que la majorité des habitants avaient fermé cette cuisine. Tous les groupes sociaux n'ont pas les mêmes habitudes en matière de vie quotidienne. 

Monique Eleb a observé les comportements des habitants de la maison "Air et lumière" de Velux, qui fait la part belle à la lumière naturelle

Monique Eleb a observé les comportements des habitants de la maison "Air et lumière" de Velux, qui fait la part belle à la lumière naturelle

Velux

Où en est-on aujourd'hui de ces normes qui s'appliquent notamment à l'habitat collectif ? 

Monique Eleb : Elles s'empilent ! Les architectes s'en plaignent. Et pour cause : on leur demande de dessiner des trois pièces de 57 m2. Résultat: l'entrée a disparu; la cuisine est ouverte sur le séjour; une porte mène à des chambres de 9 à 11 m2 ; on agrandit les salles de bains et les toilettes en tenant compte de la réglementation pour les personnes à mobilité réduite; le séjour de plus en plus petit devient un reste, et aucun espace n'est prévu pour créer des placards. Face au peu de qualité de l'intérieur de certains logements, la présence d'une terrasse ou d'un extérieur devient un critère de choix, un élément de plaisir chez soi. Pour ces espaces très appréciés entre dedans et dehors, je parle volontiers d'"extérieur intériorisé" ou d'"intérieur extériorisé". 

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Qu'est-ce que l'arrivée des écrans a changé dans nos maisons ? 

Monique Eleb : Auparavant, on se contentait d'une télévision dans le séjour. Aujourd'hui, les écrans sont partout, dans toutes les pièces. Parce que dans la maison ou dans l'appartement, le "groupe domestique" ne vit pas ensemble tout le temps. Le soir, par exemple, on observe une désynchronisation des arrivées, on ne dîne pas forcément ensemble, on ne regarde pas forcément le même programme télé. Ajoutons à cela qu'avec des écrans nomades, on peut tout faire partout, y compris rapporter son travail, qui envahit la maison : le bureau suit l'habitant. Désormais, on travaille aussi bien sur la table de la cuisine que dans son lit ! 

Dans toute habitation, chacun instaure ses repères et ses rituels, selon la sociologue

Dans toute habitation, chacun instaure ses repères et ses rituels, selon la sociologue

Marcus brown/iStock

Aujourd'hui, on a besoin de logements pour une population de célibataires, mais aussi pour de grandes familles recomposées, voire des cohabitations. Comment répondre à ces besoins si différents ? 

Monique Eleb : En imaginant des habitats à la fois confortables, flexibles et adaptables, sans oublier cette notion du "vivre ensemble, mais séparément" qui caractérise notre époque. Autrement dit, il faut avoir des portes à fermer, et si possible une chambre autonome par rapport au reste de l'habitation, pour donner un début d'indépendance à l'adolescent ou accueillir la grand-mère. Car, aujourd'hui, sous un même toit, chacun veut pouvoir garder son autonomie. 

Que pensez-vous de la maison dite "technologique" ? 

Monique Eleb : Elle permet de nouvelles fonctions, comme maîtriser sa consommation d'énergie, se doter de panneaux solaires ou contrôler la température ambiante. Pour être allée interviewer les habitants de la maison "Air et lumière" de Velux tous les trois mois durant un an, je suis plutôt convaincue par ce que l'optimisation de la lumière naturelle, par exemple, peut apporter dans une habitation. Elle modifie l'espace et sa perception, la maison paraît plus grande et cela retentit sur" le bien-être des habitants. Quant au travail fait dans cette maison sur la qualité de l'air intérieur, grâce à un système de double flux de la ventilation, il s'est traduit par une amélioration de la santé des habitants, jusqu'à la disparition totale des crises d'asthme du petit garçon de la famille. 

Avec le portable, la maison devient un second bureau

Avec le portable, la maison devient un second bureau

NYUL/iStock

Selon vous, l'habitat participatif a-t-il de l'avenir ? 

Monique Eleb : Sans doute. Car l'habitant peut mettre en scène son mode de vie plus librement et choisir de partager des espaces communs : une buanderie, une pièce pour faire la fête, une chambre d'ami ou encore un jardin sur le toit. 

Dans "Les 101 Mots de l'habitat", quel est, justement, le mot qui vous inspire le plus ? 

Monique Eleb : C'est "habitabilité". Il nous oblige à nous interroger : qu'est-ce qui est habitable ? Qu'est-ce qui est désirable? 

Avez-vous un modèle d'habitation idéale ? 

Monique Eleb : Pas vraiment... Sauf, peut-être, la Schindler House, à Los Angeles, dessinée par Rudolf Schindler et achevée en 1922, car c'est une sorte de maison à patio moderne : de chaque pièce, on peut s'échapper vers l'extérieur, à l'instar de la maison méditerranéenne. Mais j'aime aussi beaucoup les maisons plus sophistiquées de Frank Lloyd Wright. 

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SDP

Monique Eleb, chez elle à Paris, devant une affiche vantant les charmes de Casablanca, où elle est née. A cette cité et sa collection exceptionnelle d'espaces urbains, de maisons, de jardins, elle a consacré un livre, écrit en collaboration avec Jean-Louis Cohen : Casablanca/Mythes et figures d'une aventure urbaine (éd. Hazan, 2004)

Monique Eleb, chez elle à Paris, devant une affiche vantant les charmes de Casablanca, où elle est née. A cette cité et sa collection exceptionnelle d'espaces urbains, de maisons, de jardins, elle a consacré un livre, écrit en collaboration avec Jean-Louis Cohen : Casablanca/Mythes et figures d'une aventure urbaine (éd. Hazan, 2004)

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