Clémence et Didier Krzentowski, les fondateurs de la galerie Kreo, en ont fait une référence mondiale du design contemporain. Portrait et balade en 15 moments clefs, à l'occasion des 15 ans de leur laboratoire créatif.
Elle a un regard brun, pétillant et mobile. Il pose de grands yeux bleus pensifs sur les choses. Elle est pragmatique et se livre peu. Il est philosophe et partage volontiers ses questionnements intérieurs. Elle a une âme de chef d'entreprise. Il ne peut pas rester plus de dix minutes à une réunion. Le duo Krzentowski, modèle de complémentarité, n'échappe pas à l'idée qu'on se fait des couples qui partagent sans frontière leur vie et leur travail.
On aimerait pourtant déceler ce qui a mené les fondateurs de la galerie parisienne Kreo sur la route de ce succès hors norme : 8 millions d'euros de chiffre d'affaires annuel, une seconde galerie ouverte à Londres en 2014, une écurie de designers dont six font partie du top 10 mondial, à l'instar des frères Bouroullec, de Jasper Morrison ou de Hella Jongerius, et une clientèle qui compte Karl Lagerfeld et François Pinault parmi les plus fidèles.
Une partie de la réponse est à découvrir chez eux. Un hippopotame rose chewing-gum allongé par terre, un climatiseur qui lance des confettis du plafond, un tapis dont il ne reste que les franges... La surprise devant ces oeuvres d'art aussi foisonnantes que des photos de famille est d'autant plus grande qu'elle se trouve derrière la porte d'un appartement classique du XVIe arrondissement. Installés depuis vingt-six ans au dernier étage d'un bel immeuble haussmannien qui regarde la tour Eiffel, les époux Krzentowski y ont créé un univers à la mesure de leur appétit de curiosité.
Il ose toujours. Elle observe, adhère... et parfois refuse. "Mon mari est instinctif, les choses s'imposent à lui et je le respecte, confie-t-elle. Mais quand une oeuvre me met trop mal à l'aise, ce qui est rare, je m'y oppose." Toujours est-il qu'on est loin, très loin, de l'intérieur harmonieux, limite ennuyeux, signé par le dernier décorateur en vogue. "Je me fous du goût, lance Didier. Je n'ai pas de notions esthétiques. J'aime les oeuvres que je ne comprends pas et devant lesquelles je me pose chaque jour de nouvelles questions."
Il est ici question d'art contemporain. Pour le design, leur spécialité, le flair est aussi la clef. Le reste tient, comme souvent, à une rencontre. La leur a lieu en 1986 au Trophée Lancôme, rassemblement des amateurs de golf, sport dans lequel Clémence excelle, alors que Didier débute. L'aventure commence réellement en 1992, avec le lancement de l'agence Kreo ("créateur" en espéranto) qui met en contact designers et industriels. Sept ans plus tard, la galerie du même nom ouvre ses portes mais ne prend sa dimension actuelle qu'en 2000 lorsqu'elle s'installe rue Duchefdelaville avant de prendre ses quartiers rue Dauphine, à Saint-Germain-des-Prés, en 2008.
Derrière l'idée de promouvoir les talents du design se dessine en creux celle d'être un laboratoire de création doté de temps et de moyens exceptionnels. "Nous offrons aux designers un espace de liberté très rare aujourd'hui", soulignent-ils, conscients que leur engagement fait figure d'exception dans un secteur où l'opportunisme et la spéculation prennent souvent le pas sur l'audace.
Au-delà de cet espace de liberté, les designers bénéficient d'un réseau d'artisans et de fabricants qui assurent une qualité irréprochable aux produits dont les coûts sont élevés. Même si, dans ce domaine, tout est (très) relatif : "Lors d'une exposition consacrée à Marc Newson, en 2000, les pièces avaient du mal à partir à 30000 euros, raconte Clémence. En 2010, à New York, la Lockheed Lounge Chair a dépassé 2 millions de dollars lors d'une vente aux enchères !"
La galerie produit entre 50 et 60 modèles différents par an, chacun en édition limi tée à 12 pièces, un système calqué sur celui de la peinture et de la sculpture, qui prévoit huit exemplaires, accompagnés de deux prototypes et de deux épreuves d'artiste. A cette production contemporaine, s'ajoute depuis trois ans une sélection de luminaires vintage, passion compulsive de Didier, qui fait l'objet de leur exposition en cours, La Luce Vita.
En novembre 2012, Patrick Modiano, un ami, écrit dans le catalogue du couple : "A la galerie Kreo, où étaient rassemblées certaines des pièces de sa collection, Marcel Brient était ému de me montrer les deux manuscrits de Verlaine et de Rimbaud, Rimbaud qui lui aussi débarqua tout seul, un soir, à Paris." Un hommage aux autodidactes de l'art, à leur regard éternellement neuf et, pour les plus collectionneurs d'entre eux, au feu intérieur qui les pousse à trouver la rareté qui complétera le puzzle imaginaire de leur vie. Celui des Krzentowski est loin d'être fini.
Exposition La Luce Vita, galerie Kreo, 31, rue Dauphine, Paris (VIe) et 14A Hay Hill, Londres. Jusqu'au 6 mai. galeriekreo.fr
1. Le lieu où on aime inviter
Clémence Krzentowski : "Nous aimons recevoir des gens à la maison. De la même façon, notre galerie est ouverte à tout le monde. Certains amateurs, qui n'ont pas les moyens d'acheter nos pièces, se sont mis à collectionner nos cartons d'invitation. Conçus depuis l'origine par le graphiste Laurent Fétis, ils ont tous un fond de couleur, un chiffre inscrit en noir, et un ou plusieurs objets photo - graphiés. Le premier montrait trois luminaires de Verner Panton et un Combi Center, meuble de rangement modulaire, signé Joe Colombo."
2. Ma garde-robe Alaïa
Clémence Krzentowski : "Aux débuts de la galerie, Azzedine Alaïa est venu nous voir pour acheter une pièce de Marc Newson. Nous avons tout de suite reconnu le vrai collectionneur, l'insatiable curieux qui s'intéresse à tout. C'est devenu un ami intime. Je porte ses vêtements depuis quinze ans et notamment ses jupes, dont je possède aujourd'hui une cinquantaine de modèles. J'aime son travail complètement hors mode."
3. Mon portrait par "Miro"
Didier Krzentowski : "Pendant l'exposition Ensemble, en 2012, mon ami Marcel Brient a fait ce portrait de moi au crayon qu'il a signé Miro pour plai santer. Il est très doué en dessin, mais c'est avant tout un collectionneur. Il a rencontré Louis Clayeux, ancien directeur de la galerie Maeght, à Paris, puis marchand attitré d'Alberto Giacometti, dans les années 1950. Ils sont restés ensemble jusqu'à la mort de Louis. A son contact, Marcel s'est pris de passion pour l'art et a commencé une collection. Lorsqu'il est arrivé à la galerie avec ses manuscrits de Paul Verlaine, Arthur Rimbaud et Antonin Artaud, il se dégageait une émotion incroyable de ces documents classés dans de simples boîtes à chaussures."
4. Les frères Bouroullec
Didier Krzentowski : "Nous sommes les premiers galeristes à avoir exposé les frères Bouroullec, en 2001. Erwan finissait ses études. Leurs travaux, qui reconfigurent naturellement l'espace, étaient très novateurs. Depuis notre rencontre, j'ai Ronan tous les jours au téléphone."
5. L'élégance de la grenouille
Didier Krzentowski: "La fonction première du design est utilitaire. Lorsque Hella Jongerius imagine la table Frog, en 2009, pour notre exposition Natura design magistra, elle symbolise par cette grenouille le moment où l'émotionnel fait irruption dans le rationnel. Une façon très personnelle d'humaniser son travail. Son approche séduit aujourd'hui beaucoup. Elle collabore à de nombreux projets, notamment au dernier réaménagement du salon des délégués, à l'ONU, pour lequel elle a créé l'UN Lounge Chair, qui a été acquise l'année dernière par le V & A Museum, à Londres."
6. Jasper Morrison
Didier Krzentowski : "Je me souviens très bien de la première pièce de Jasper Morrison que j'ai découverte, la Thinking Man Chair, en 1986. Rien que le nom fait réfléchir, non ? Vingt ans plus tard, nous exposons ses tables Carrara. Modulaires, elles sont parfaitement représentatives de son travail pionnier et minimaliste."
7. Marc Newson
Clémence Krzentowski : "Marc Newson est un génie du dessin, de la proportion et des courbes. Lorsque les gens ont découvert notre exposition, ils ont été aimantés par ses pièces comme certaines personnes le sont par de belles voitures. Sans être nécessairement connaisseurs, ils ont senti la qualité des matériaux et du travail manuel fourni."
8. Konstantin Grcic
Clémence Krzentowski : "Quand la table Champions de Konstantin Grcic est arrivée dans notre salle à manger, il a fallu changer tout l'environnement de la pièce. L'imagerie sportive et colorée du piétement, couvert de 14 couches de laque, nous montre à quel point ce graphisme de la performance est présent dans nos vies, jusqu'à l'agroalimentaire ou la cosmétique."
9. Colliers à porter
Clémence Krzentowski : "Passionnée de bijoux, j'avais envie de faire une exposition sur ce thème. Nous ne voulions pas de beaux objets mais bien des colliers à porter, d'où son nom, Autour du cou. Des designers mais aussi des artistes y ont participé, comme Annette Messager et Lee Ufan."
10. Oeuvre de famille
Clémence Krzentowski : "En 2007 , nous avons eu un coup de coeur pour une sculpture de Tatiana Trouvé, percée de cadenas en cuivre, cette façon poétique de raconter les mystères de la vie. Nous lui en avons commandé une. En un clin d'oeil, l'artiste a intégré quatre poids en cuivre qui correspondent à mon mari, mes deux filles et moi-même."
11. Choc artistique
Didier Krzentowski : "Je suis tombé sur cette installation à Miami. Un choc. Une collection est un portrait de soi, cette oeuvre a fait écho en moi. Je n'ai jamais cherché à connaître l'artiste, Jason Rhoades, car, à la différence du design, j'aime garder dans l'art une part de rêve."
12. Ma collection de pierres
Didier Krzentowski : "Quand j'achète des bifaces dans les salles des ventes, mes seuls concurrents sont des profs d'histoire. J'ai également une passion pour les météorites et depuis peu pour les casques de samouraï de la galerie Jean-Christophe Charbonnier."
13. Notre sapin
Clémence Krzentowski : "Nous n'avons jamais fêté Noël, donc jamais eu de sapin. Maintenant, nous en avons un toute l'année. L'artiste Philippe Parreno l'a intitulé For Eleven Months it's Artwork and in December it's Christmas (1). Nous aimons cet humour décalé."
(1) Pendant onze mois c'est une oeuvre d'art et, en décembre, c'est Noël.
14. L'idée lumineuse
Clémence Krzentowski : "Pour célébrer le lance - ment de notre premier livre sur les lampes, en 2012, notre stand à Bâle était dédié aux pièces vintage que Didier collectionne. L'année dernière, une édition actualisée de l'ouvrage est sortie chez JRP Ringier. Notre exposition en cours, La Luce Vita, est consacrée aux pièces de France et d'Italie des années 1950, 1960 et 1970."
15. Notre galerie à Londres
Didier Krzentowski : "J'étais à New York quand deux amies spécialisées dans l'art contemporain m'ont appelé pour m'annoncer qu'elles cherchaient un repreneur pour leur galerie située dans le quartier de Mayfair, à Londres. J'ai pris. L'énergie dont tout le monde parle est vraiment là, mais je ne me vois pas vivre ailleurs qu'à Paris."
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